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art press
objets non-identifiés

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dans la vision de toute œuvre, nous parvenons quand même à nous mettre d'accord pour reconnaître que tel collage e Picasso représente bien une nature morte. Nous sommes nombreux à ressentir une même impression de poésie naïve devant une boîte de Cornell, d'angoisse devant l'incongruité des compositions de Magritte, Rien de semblable en présence de Altar of the infinite lottery winner (1981), oú l'on reconnaî une boîe à lettres cabossé posée, à côté d'un flacon, sur une table. En dépit de la table et du flacon, l'œuvre n'est pas vraiment identifiable à une nature morte. D'autre part, la rencontre de la boîte à lettres et du flacon sur cette table ne produit pas du tout l'effet du parapluie et de la machine à coudre sur la table de dissection. Aucune volonté représentative, aucine signification particuliére ni, à plus forte raison, dérapage de la représentation ou glissement de la signification, ne relient entre eux ces éléments. Contrairement à une grande partie de l'art d'assemblage européen, les combines de Rauschenberg ne doivent rien au surréalisme. Le procédé selon lequel il associe les objets les plus dovers sans les dénaturer, évoque plutô l'autonomie des plages colorées de Newman dont la justaposition renforce l'intensité et qui invite le regard à circuler, non à se forcaliser sur un point précis. L'image biseautée du cubisme tenait compte d'une multiplication des points de vue, le combine implique la multiplication des regards. L'habileté de Rauschenberg à susciter notre libre cheminement est d'autant plus remarquable qu'il ne travaille pas seulement avec des formes abstraites mais aussi avec ces objets quotidiens apportés par la révolution pop, images de magazines, éléments de décors kitsch, avec ces choses qui appartiennent à tout le monde et avec lesquelles brusquement nous allons peutêtre établir une relation d'intimité. En ce sens, sa démarche est inverse de celle, par exemple, des artistes de l'arte povera ou de Joseph Beuys, autres manipulateurs d'objets. Par delà le disparité de leurs matériaux, igloo de verre, de terre et de néon de Mario Merz, antiques et butagaz de Kounellis, graisse et feutre de Beuys, ces derniers tentent de susciter en nous certaines sensations primitives, de réveiller des croyances archaïques qui constitueraient le fonds commun de la sensibilité de l'imaginaire. Rauschenberg en revanche, créant des œuvres que "deux personnes ne peuvent voir de la même facon", considére l'art comme un moyen d'individuation, opposé à tout ce qui, dans le domaine social, idéologique, politique... ou magique, reassemble.

De nonbreuses piéces de Rauschenberg sont dédiées à des personnes et leur sont adressées comme cadeaux. Yule 75 est un tableau qui ne peut être vu dans sa totalité, ayant été découpé par l'auteur en cinquante six morceaux qui ont été envoyés comme présents de Noël à autant de parents et d'amis. Le geste dépasse l'anecdote pour signifier que l'œuvre d'art n'instaure qu'une relation de personne à personne et qu'elle

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n'existe que comme un idéal, l'addition, impossible à conclure, de ces visions multiples. Rauschenberg ne compte ses ancêtres ni parmi les peintres d'église chargés de canaliser la foi des fidéles, ni parmi les pentres d'histoire commis à l'édification des foules. Il évoque plutô celui qui, s'adressant à un unique interlocuteur, conceivait son œuvre pour le cabinet d'un amateur. (Rauschenberg eut l'idée de Pilgrim (1960), peinture contre laquelle est appuyée une chaise, en ramarquant chez un collectionneur qu'il fallait déplacer une chaise pour voir un tableai accroché au mur. Pilgrim annexe d'emblée l'espace privé auquel il est destiné.)

Le peintre qui attaque son tableau par tous les côtés à la fois ne fait qu'un avec lui

Andrew Forge reconte que Rauschenberg fut surpris de découvrir alors qu'il réalisait, pour le Stedelijk Museum d'Amsterdam, la mise en cage de Dylaby (1962), à quel point tous ces objets qui parvenaient de décharges, s'organisaient d'eux-mêmes. Un ensemble comme oracle (1962-65) peut être arrangé de facon variable en fonction du lieu où il est exposé. Dans Soundings (1968), l'apparition des images est plus délibérément abandonnée au hasard puisqu'elle dépend du bruit produit par les visiteurs. Toute l'œuvre de Rauschenberg se situe en fait au bord de l'aléatoire. Pris dans ce qu'il appelle un "uncensored continuum", l'artiste s'est attelé à la tache incommensurable, inhumaine presque, de devoir tout enregistrer. En tant que photographe, il s'est engagé à photographier tous les Etats-Unis et même le reste de la planète dans ses moindres détails...

A propos des combine-paintings, Cage a écrit : "leur chaos est encore là" (10). Sans doute voulait-il parler non de leur aspect qui est souvent d'une extrême simplicité formelle, mais d'une quantité cachée par rapport à laquelle ils ne sont que la fraction émergente de l'iceberg. Dans cet espace topologique, donc sans borne, que traverse l'artiste, dans ce temps jamais suspendu, les combines recensent quelques repères mais sans parvenir à les fixer. Ils se hissent un moment hors du chaos, ils ne prétendent sûrement pas l'organiser ni lui donner un sens.

Si bien que le lien intime qui nous attache à ces œuvres permet que nous prenions conscience de ce qui inexorablement échappe à cette intimité, l'excède. Au Moyen Age, la statue colonne assurait la transition entre les proportions du corps humain et la flèche gothique qui indiquait l'infini divin. La sculpture de Rauschenberg nous fait mesurer notre échelle en rapport avec le chaos que bien sûr Dieu n'habite pas. C'est notre intégrité que nous risquons dans cette confrontation. Andrew Forge dit de Soundings que les spectateurs "usent leurs yeux à attendre leur propre son".

Cézanne : "Je ne fais plus qu'un avec mon

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tableau ", Merleau Ponty à propos de Cézanne : "Il attaquait son tableau par tous les côté à la fois". Est-ce à dire que Cézanne s'attaquait à lui-mêmem par tous les côtés à la fois ?

Rauschenberg, à sa manière, à son échelle, s'attaque à l'œuvre par tous les côté à fois. Il Cherche, lui aussi, à fusionner avec elle. Tout ce qui constitue son environnement s'y agglutine, il s'y est lui-même, en tant que danseur, en tant que performer, impliqué physiquement. Forge a souligné les nombreux éléments autobiographiques qui interviennent dans ses combines ; j'ai tenté d'analyser les paradoxes de notre propre intimité avec ces œuvres. En même temps, cette ouverture infinie de l'œuvre à toutes les alluvions du monde, contraint l'artiste comme le spectateur à une vertifineuse énumération du réel. Or, de même que dans les Hoarfrost et les Revolvers, c'est la transparence qui rend les images difficilement identifiables, de même l'individu traversé par la transparence du monde s'y trouve désintégré.

Il arrive avec l'art de Rauschenberg ce qu'il arrive à cet amant dont parle Octavio Paz. Au moment de l'étreinte, il ne saisit de sa maîtresse que des fragments de corps qui s'unissent à son propre corps fragmenté. "Il n'en avait entrevu que des morceaux : une cuisse, un coude, la paume d'une main... corps plus pétri que vu, corps fait de morceau de corps... jamais le corps mais ses parties, chaque partie une totalité instantanée immédiatement brisée à son tour, corps fragmenté écartelé démembré..." (11). La passion de Rauschenberg nous fait embrasser le corps morcelé de la peinture et de la sculpture. 

Ce texte a été écrit à l'occasion de l'exposition des sculptures de Rauschenberg à Paris, à la Flow Ace Gallery, en 1982. 

(1)Liliane Brion-Guerry, Cézanne et l'expression de l'espace, éd. Albin-Michel.
(2) L. Alloway, "Rauschenberg's development", cat. National collection of Fine Arts, Smithsonian Institution, Washington, 1976.
(3) Pierre Francastel, Etude de Sociologie de l'Art, Denoël-Gonthier.
(4) A propos d'une œuvre comme Rebus, Rauschenberg a expliqué que la couleur et l'image se bousculaient l'une l'autre, sans que l'une domine, telles qu'elles apparaîtraient à quelqu'un qui marche dans la rue. Cat. Smithsonian Institution, op. cit...
(5) Jean Paulhan, Braque le Patron, Gallimard.
(6) S. Sarduy, "Robert Rauschenberg, miroir givré", in Peinture Américaine, éd. Galilée-art press.
(7) Daniel Abadie, "Les images gelées de Robert Rauschenberg", in art press n° 19, juillet 1975.
(8) Andrew Forge, Robert Rauschenberg, Abrams. 
(9) J. Cage, traduction en francais cat. Rauschenberg, galerie Sonnabend, Paris, 1963.
(10) O. Paz, Le singe grammairien, Flammarion.