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Ce qui est vu et ce qui est connu

Dans une anthologie critique du Minimal Art, publiée en 1968 par Gregory Battock, ce dernier évoque l'œuvre de Mathias Goeritz. Sans lui reconnaître une influence directe sur les sculpteurs géométriques, il voit dans ses constructions uniformes où l'espace pénètre et joue un rôle aussi important que celui des parois, l'annonce des sculptures minimal qui, souvent de grandes dimensions et pénétrables, seraient en quelque sorte des sculptures «architecturales». Ce pourrait être une réponse à l'apparente absence de signification de cette nouvelle sculpture. Mais une parole de Tony Smith la dément. On l'interroge à propos de son «Dé» 2.
«—— Pourquoi ne pas l'avoir fait plus grand de façon à ce qu'il échappe à la vue de l'observateur?
—— Je ne faisais pas un monument.
—— Alors pourquoi ne pas l'avoir fait plus petit de façon à ce que l'observateur puisse voir par-dessus son sommet?
—— Je ne faisais pas un objet.»

La sculpture minimal ne supporte d'être définie ni comme un objet, ni comme un monument. Des caractéristiques communes à l'œuvre de Judd et à celle de LeWitt sont particulièrement explicites à ce sujet. Chez l'un et chez l'autre, on constate l'exploitation constante d'un même volume (le parallélépipède pour Judd, le cube pour LeWitt) à une échelle humaine (les grands cubes de LeWitt ont une arête de 1,60 m), bien inférieures aux dimensions que pouvaient atteindre un tableau de Newman ou de Rothko. Par ailleurs, la répétition systématique de ce volume, présenté seul ou en série, ses côtés pleins ou vides, réalisé dans des matériaux opaques ou transparents, fixé au mur ou posé sur le sol, prouvent que l'intérêt de l'œuvre réside non pas dans une forme ou un objet considéré isolément, mais dans le processus de transformation de cette forme et dans la démonstration didactique qui en résulte. LeWitt explique: «Utiliser une forme simple de façon répétée, limite le champ de l'œuvre et concentre toute l'intensité sur l'arrangement de la forme. Cet arrangement devient la finalité de l'œuvre tandis que la forme n'est plus qu'un outil» et aussi: «L'idée devient une machine qui produit l'art» 3.

Le contenu anecdotique ou bien l'effet esthétique d'une œuvre d'art traditionnelle, en fonction d'une existence en soi idéaliste, occulte la façon dont elle a été concue, dont elle est percue, c'est-á-dire, la facon dont elle se situe par rapport au réel et s'en différencie. Dans le Minimal Art, l'insistance se fait au contraire sur cette relation de l'œuvre avec ce qui la produit et ce qui l'entoure: l'espace, l'encadrement-support de l'œuvre - cimaise, sol - et par induction, avec l'observateur, ainsi que sur les relations entre les différents éléments constitutifs de la pièce. Les boîtes transparentes de Judd, les cubes, concrètement réduits à leurs arêtes, de LeWitt, permettent d'appréhender tous les côtés du volume à la fois et de réaliser leur distorsion optique; les sculptures au mur de l'un et de l'autre font participer l'espace de ce mur au fonctionnement de l'œuvre; les «Wall Drawings» de LeWitt, réalisés le plus souvent au crayon, sont en grande partie déterminés par la nature du mur, sa couleur, ses accidents de surface, etc...; la lumière ambiante modifie láspect des pièces en plexiglas ou en méta! de Judd qu'elle traverse ou sur lesquelles elle se réfléchie.

Le surgissement de cette infinité de relations internes et externes s'accompagne, pour l'observateur, de phénomènes perceptifs contradictoires, d'aberrations. La logique des lois géométriques a alors pour fonction de les rendre d'autant plus évidents - et perturbants - qu'en quelque sort elle les mesure.

Matisse, référence fréquente de ces artistes 4 ne séparait pas sa sculpture de ses recherches en peinture. Il prétendait qu'elle lui permettait de «s'organiser», de «mettre de l'ordre dans (son) cerveau» 5 et de finalement trouver une «méthode» qui lui servît en peinture. Prolongeant cette idée, on pourrait voir dans la géométrie l'état accompli de la sculpture en tant que discipline de rationalisation. Elle permet une maîtrise parfaite des formes. Par exemple, à l'inverse d'un tableau de Rothko où les couches de couleur fluide sont sans contour net, où leurs superpositions et leurs mélanges sont indéfinissables et suggurènt une profondeur infinie, un parallélépipède de Judd se détermine en valeurs discrètes : il occupe (ou n'occupe pas, dans le cas de pièces ouvertes) un certain espace qu'il est possible de calculer. L'art géométrique particulier à cette génération d'américains serait, de prime abord, une tentative pour inscrire ses réalisations dans les limites d'un code, quand toute autre forme d'art se pose comme la mise en déroute des lectures rationnelles. Il serait même tentative pour subordonner la couleur à ce code. Judd explique qu'il n'utilise qu'une seule couleur par plan et que sa préférence va à la couleur rouge, pour ses qualités de dessin : «Si vous peignez quelque chose en noir ou d'une quelconque couleur sombre, vous ne pouvez dire comment sont les bords. Si vous peignez l'objet en blanc, il paraît petit et puriste. Le rouge, outre le gris de même valeur, semble être la seule couleur qui rende un objet précis et définisse ses contours et ses angles» 6.

Pour citer encore Matisse, et en rappelant l'analogie qu'il faisait entre la taille en sculpture et la technique des papiers découpés, Judd reprend le principe de «dessiner dans la couleur». Avec cette condition supplémentaire que son dessin est géométrique.

Malgré cela, interrogé à propos du rationalisme en art, Judd répond : «Tout cet art repose sur des systèmes construits par avance, des systèmes a priori; ils expriment un certain type de pensée et de logique qui est aujourd'hui assez discrédité en tant que moyen de découvrir ce qu'est le monde» 7. Dans le même ordre d'idées, LeWitt introduit ses "Sentences on Conceptual Art" 8 «Les artistes conceptuels sont des mystiques plus que des rationalistes. Ils parviennent à des conclusions que la logique ne peut atteindre». Ainsi, des artistes dont la pratique semble être la plus contrôlée qui soit, se déclarent-ils paradoxalement opposés à la logique et au rationalisme. C'est que cet art géométrique est aussi celui qui, avec le plus de clareté, se met lui-même en contradiction, révélant les incidences alléatoires auxquelles il est soumis.

Une œuvre de Judd est particulièrement démonstrative du conflit que provoque l'artiste entre ce que l'observateur perçoit et ce qu'il connaît par raisonnement. Il s'agit d'un parallélépipède de plexiglas vert, posé au sol. Les deux parois latérales les plus petites sont maintenues entre elles par quatre cordons métalliques tendus à l'intérieur (mais visibles pour l'observateur, lorsqu'il se penche au-dessus de la boîte) et enserrent les autres parois assurant la stabilité de l'ensemble. Ici, la connaissance d'un phénomène physique (c'est la tension maximum des cordons qui évite que le parallélépipède ne s'écroule) vient contrarier l'impression première de l'observateur, influencée par la connaissance d'une autre

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Exposition DON JUDD Décembre 1972 Galerie Daniel Templon Paris

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