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BEAUX-ARTS

MISS CORNELIA CHAPIN SCULPTEUR DE TAILLE DIRECTE

SCULPTER est déjà un  métier rude pour les muscles d'une femme. Mais que dire de cette pratique exténuante, terrible, qu'est la taille directe! N'y a-t-il pas là un héroïsme exceptionnel? Attaquer la matière dure, un marbre à grain serré, avec la pointe, travailler ce marbre à la massette...En vèrité, il ne semble pas que ce soit là besogne feminine. Il y faut, outre un fier courage, une poigne vigoureuse.

Eh bien! je puis vous citer une dame - est-elle la seule Europe à s'adonner à ce magnifique labeur? Je le 

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MISS CORNELIA CHAPIN au travail.

croirais volontiers - qui, en ce moment, taille au plein air le portrait d'un pélican. 

Je l'ai vue à la tâche - et la présente image 'atteste - en cet Eden qu'est le Zoo de Vincennes. C'est miss Cornelia Chapin, dont on a admiré aux Tuileries une tortue en roche volcanique, et qui exposa l'an passé, à l'Automne, en éléphant en bois des îles. 

Miss Cornelia Chapin est Américaine. Graveur sur bois et statuaire, elle a conquis, tant à la National Academy de New-York qu'à la Pensylvanian Academy de Philadelphie, de brillants lauriers. Jadis, elle modelait, comme presque tous les sculpteurs ici-bas... Elle vint en France. Elle connut ce maître qu'est Mateo Hernandez étudia ses œuvres, et ses yeux se dessillèrent soudain. Elle sentit l'erreur fondamentale du modelage, technique de virtuosité née de l'italianisme, qui autorise toutes les roueries, toutes les compromissions. Hernandez la guida de son expérience et de sa probité. Le grand sculpteur espagnol, qui vit chez nous depuis plus de vingt ans, est venu au monde, pourrait on dire, un marteau à la main; dès 1897, étant enfant, il taillait directement, à la façade de l'Ecole des arts et industries de Bejar, sa ville natale, des abeilles en granit, emblèmes de la cité. Les animaux de Mateo Hernandez, fauves, otaries, rapaces, etc., en diorite, en porphyre, en schiste, en ganit rose, sont de la plus sévère beauté. Qui n'a vu, au Museum, au Jardin d'acclimatation, Hernandez travailler sub Jove crudo?

C'est lui qui m'a conduit au Zoo, où nous retrouvâmes miss Chapin. Elle était campée, debout, en plein soleil - le vrai imagier d'antan, l'Egyptien, le Cambodgien, l'Eginète, ne travaille pas à l'ombre, parce que la lumière solaire dessine, précise les formes. Le modèle de miss Cornelia ne posait pas, au sense <> de ce mot. Il allait et venait, cancanait, plongeait son long bec - ce faux nez - dans l'eau, y cherchant sa subsistance... Il vivait sous le regard de l'artiste, avec toute la famille pélicane, qui piaillait, piquaint des têtes, se grattait, mangeait, déambulait en troupe.. Cependant, un peu plus loin, sur le flanc des rochers de ciment, les gibbons, ces agiles chimpanzés d'Indochine, se poursuivaient, se faisaient des niches, ou venaient mendier une noisette au gardien... Miss Cornelia Chapin travaillait de tout son cœur, en cette académie idéale pour une animalière; elle souriait et clignait des yeux en suivant sa flottille de pélicans qui glisse sur la moire liquide...Le Zoo, sous un ciel indigo, retentissait d'appels suraigus ou gutturaux, de barrissements, de rugissements... Qu'on était donc loin de Paris et de ses agitations parmi << ces bêtes qu'on dit sauvages >>.

Et je songeais que la vaillante artiste américaine Cornelia Chapin, insoucieuse de tous les faux agréments de la mondanité, passe ses heures, ses jours, sa vie, à taper dans le bloc, dégrossissant de ses mains frêles et robustes la matière résistante, à l'instar de l'épanneleur des chapiteaux romans, de l'imagier médiéval - et de Mateo Hernandez. qui lui a communiqué sa ferveur et sa foi. 
Louis VAUXCELLES. 

Excelsior Dumanche le 14 Juin 1936