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(Extrait du "Courrier des Etats-Unis" du 6 Fevrier 1921)

L'ART FRANCAIS MODERNE EN AMERIQUE
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Interview du representant de la Federation Francaise des Artistes Mobilises. -- Un Comite vient d'etre fonde pour aider a la diffusion de notre art dans les musees des Etats-Unis et du Canada
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Depuis quelques semaines, nous savons qu'un comite est en voie de formation a New-York, avec, comme but immediat, la diffusion de l'art francais moderne dans les musees americains.  Je suis alle interroger la-dessus M. Louis Thomas, l'ecrivain et publiciste francais, qui s'occupe particulierement de cette entreprise en sa qualite de representant officiel aux Etats-Unis de la Federation francaise des Artsistes mobilises.

Dans le cabinet de travail de l'appartement qu'il occupe a l'hotel Laurelton, M. Louis Thomas me recoit entoure de peintures et de sculptures d'artistes francais encore peu connus a New-York et dans les autres villes des Etats-Unis, mais la fiere allure, la liberte, la couleur franche et joyeuse de ces oeuvres sont tout a fait propres a seduire le public americain, lorsqui'il sera a meme de les voir souvent et d'apprendre a les connaitre.

-Tout d'abord, me dit M. Louis Thomas, admettons que je n'existe pas.  Mes confreres ecrivains, a Paris, sont enchantes d'apprendre que je passe mon temps non a ecrire, mais a faire des demarches pour faire mieux connaitre nos artistes dans un pays ou on ne les connait pas du tout.  Il est possible, en effet, que tout le travail que je fournis ici soit du temps perdu pour moi, personnellement, mais je suis certain que ce ne sera pas du temps perdu pour la diffusion du bon renom de notre pays, et je pense que nos artistes en tireront des fruits de plus en plus appreciables. Au lendemain de la guerre, nous autres ecrivains, avions deux attitudes a prendre: ou bien rentrer dans notre cabinet de travail et ecrire des ouvrages plus ou moins distrayants, ou bien continuer a combattre, a agir dans le domaine de l'action politique, sociale, economique ou dans la propagande de nos idees et de notre art a l'etranger.  J'ai choisi l'action a l'etranger, aux Etats-Unis et au Canada.  Je ne reclame ni fleurs, ni rubans.

"Pour ce qui est de notre art francais moderne, c'est un fait que les Etats-Unis et le Canada pourraient constituer un debouche enorme pour lui, etant donne la richesse et la capacite d'absorption de ces pays, et c'est un fait que, pour le moment, l'art francais moderne est a peu pres inconnu dans la quasi totalite des villes de l'Amerique du Nord.

"Si j'avais le temps de me lamenter, je vous exposerai les raisons de cette ignorance de notre art.  Mais a quoi bon grogner, et avoir l'air de faire des reproches?  Agissons, me suis-me dit.  Et j'ai accepte de representer dans ces contrees la Federation francaise des Artistes mobilises.

"A mon second voyage aux Etats-Unis, en 1919, je suis donc arrive avec des oeuvres d'art que j'estimais interessantes et qui etaient l'oeuvre d'artistes francais vivants et ayant fait la guerre.  Durant l'hiver 1919-1920, j'ai organise des expositions de ces oeuvres a Chicago et Ottawa.  Un certain nombre de particuliers et de marchands de diverses villes des Etats-Unis et du Canada acheterent des peintures, gravures, aquarelles, sculptures de mes camarades de la Federation. A vrai dire, les resultats furent plutot mediocres.  J'ai eu la sagesse de ne les considerer que comme des indications.  Car, lorsque l'on commence a s'occuper de n'importe quoi, on commet forcement des erreurs: j'en ai commis de toutes sortes, et tres probablement j'en commettrai encore d'autres.  Il n'y a pas, en effet, de pays ou les villes soient plus dissemblables, ou si vous preferez, plus inegales au point de vue des connaissances artistiques, que les Etats-Unis. Dans telle ville importante, on en est encore a l'ecole de Barbizon; dans telle autre, c'est Bouguereau qui se vend surtout; dans une troisieme on n'apprecie que la gravure en couleurs..... C'est egalement un peu troublant d'avoir a faire apprecier un art tout a fait moderne et vivant dans un pays ou toutes les villes ne possedent pas encore de musee, et ou les musees sont quasiment tous en voie de creation... 

-C'est pour cela, dis-je a M. Thomas, que vous avez cree un Comite de diffusion dans les musees?

-Tres exactement. Mais, si vous 
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me le permettez, nous n'y sommes pas encore.

"Durant l'ete 1920, je revins a Paris: j'etais presque decourage des resultats de la campagne precedente ou le seul appui reel que j'avais trouve dans des milieux americains avait ete a Ottawa, ou sous l'impulsion de nos bons amis de l'Alliance francaise, MM. La Rochelle et Bernier, le Controleur Napoleon Champagne...

-Quand on porte deux noms comme ceux-la, ne pus-je m'empecher d'interrompre, on ne peut etre que b..grement francais!

-Vous l'avez dit.  Cet excellent Canadien-Francais qu'est M. Napoleon Champagne fit acquerir par la ville d'Ottawa, dont il gere les finances, plusieurs oeuvres de nos artistes, parmi lesquelles un superbe paysage breton de Seevagen, qui orne aujourd'hui le cabinet du maire d'Ottawa, et une marine de Jacquemot.  Mais, malgre l'excellence et la generosite du geste, vous avouerez que c'etait peu, et j'allais presque jeter le manche apres la cognee, lorsque je revis, a Paris, M. Otto H. Kahn, qui avait deja acquis, a New-York, durant l'hiver, deux peintures de Le Petit et de Voiland.  Je priai M. Kahn de faire quelque chose pour nos jeunes artistes.  Vous savez tout ce que M. Kahn a fait pour la diffusion de notre art aux Etats-Unis, l'appui qu'il a prete au Theatre du Vieux Colombier, de Copeau, a la Societe des instruments anciens, de Henri Casadesus, a la Societe des concerts du Conservatoire.  C'est un connaisseur et un amateur d'art ancien, mais il s'interesse egalement a l'art moderne: le lendemain de notre conversation, il m'envoyait un cheque, avec lequel je reunis pour lui des oeuvres de Albert Laurens (le fils de Jean-Paul Laurens), William Malherbe, Charavel, Jacques Simon, Lucien Ott, Hugues de Beaumont, Deluermoz, Mestrallet, Tranchant, Seevagen, Bonneau, Voiland, Le Petit, Veder, Grassin, Berges, Serres, de Guinhald, Delfau, Jousset, Latour et Savin. Je dois vous avouer que je me suis rarement, dans ma vie, senti aussi heureux que lorsque je faisais ainsi le Mecene avec l'argent de cet homme delicat et bon qu'est M. Otto Kahn.  Car non seulement il y a la de grands artistes qui sont connus et aimes du public, et qui ne manquent pas d'acheteurs, mais il y a egalement parmi ces artistes des garcons pour qui l'acquisition d'une oeuvre representait plusieurs semaines de tranquillite materielle et morale. De plus, deux de ces artistes etaient de grands blesses de la guerre, et l'un d'eux, Grassin, represente l'un des plus grands exemples de force morale qui se puisse trouver: il a eu l'epaule droite brisee et ne peut plus se servir de son bras droit pour peindre, et il a eu la force de caractere et la tenacite suffisante pour reapprendre a peindre avec son bras gauche.  Comme il a une originalite certaine, c'est donner une lecon de force morale aux generations a venir que de placer une oeuvre de lui dans un musee.

"Le geste de M. Otto Kahn a ete vivement apprecie dans les milieux artistiques francais: les oeuvres acquises par lui ont ete montrees par la Federation des Artistes mobilises aux critiques d'art parisiens, qui ont ecrit des articles tres chauds sur ces oeuvres et preconise l'entree dans des musees de plusieurs d'entre elles.  Et c'est precisement une conversation que j'ai eue avec un critique, le jour de cette petite Exposition, qui m'a donne l'idee de former un Comite pour offrir des oeuvres de jeunes artistes francais a des musees americains.

"Je ne m'etendrai pas sur la formation de ce Comite.  Les premieres conversations ont pris du temps.  J'ai trouve l'appui le plus chaud aupres de plusieurs personnages officiels, comme M. Casenave, chef des Services francais a New-York, et M. Liebert, Consul General de France dans cette ville. A l'heure actuelle, la premiere liste de nos membres comprend des noms tres sympathiques aux Francais de New-York, comme ceux de MM. Albert Blum, Bordes, Albert Breton, Pierre Cartier, sir Joseph Duveen, Lucien Jouvaud, Otto H. Kahn, Emile Rey, Mortimer L. Schiff, Emile Utard, Felix Wildenstein, et, naturellement, le mien aussi.  D'autres personnes nous ont ecrit ou sont en relations avec nous, qui doivent
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donner leur adhesion avec plus de precision bientot.  D'autre part, M. Lucien N. Brunswig, president du Comite de l'Alliance francaise de Los Angeles, est en train de faire entrer plusieurs de ses concitoyens amis des choses francaises dans notre Comite. De leur cote, nos excellents amis d'Ottawa, MM. La Rochelle et Berner, president et secretaire general de l'Alliance francaise de cette ville, m'ont fait venir a une reunion de leur Comite dans laquelle il a ete decide d'ouvrir une souscription parmi les membres de cette Alliance francaise pour offrir un tableau de Seevagen, le "Marche de Nice", qui est une des toiles les plus chaudes et les plus lumineuses de notre peinture francaise contemporaine, a la National Gallery of Canada d'Ottawa, et ainsi de faire entrer cette Alliance francaise dans notre Comite.  Le meme fait va sans doute se reproduire dans une autre Alliance francaise du Canada.

"A l'heure actuelle, en somme, nous avons depasse une premiere et difficile etape, qui consistait a mettre un certain nombre de personnes d'accord sur les bases qui nous ont servi a etablir nos statuts.

-Vous avez des statuts? Puis-je les voir?

-Oui, nous avons des statuts, qui furent acceptes a la premiere reunion de notre Comite; les voici:

Et M. Louis Thomas me remet une feuille de papier, sur laquelle je lis:

Statuts du Comite de diffusion de l'Art francais moderne dans les musees des Etats-Unis et du Canada

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1) Le Comite est compose de membres a vie, ayant offert au moins une oeuvre d'un artiste francais vivant a un Musee (ou Public Library, ou etablissement tenant lieu de Musee) d'une ville des Etats-Unis ou du Canada, dans les conditions fixees ci-apres:

2) Il y a trois sortes de membres du Comite:
   a) Les membres donateurs ayant verse une somme de 100 dollars:
   b) Les membres bienfaiteurs, ayant verse une somme de 250 dollars;
   c) Les membres d'honneur, ayant verse une somme de 1,000 dollars.

3) Avec ces sommes le Comite choisit une ou plusieurs oeuvres d'artistes francais vivants (ou morts depuis moins de trois ans) et les offre, au nom du donateur qui a verse le montant, a un Musee americain.

4) Durant les cinq premieres annees d'existence du Comite, ces oeuvres seront, au moins neuf fois sur dix, demandees a des artistes ayant fait la guerre et ayant ainsi donne plusieurs annees de leur vie a la defense de la civilisation et de l'art francais.

5) ..Les oeuvres acquises seront offertes a des Musees des Etats-Unis ou du Canada pour y etre reunies en groupes destines a montrer ce qu'est l'art moderne francais.

6) Un president sera nomme pour une duree de trois annees; il sera reeligible; un secretaire - tresorier sera nomme dans les memes conditions.
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-Ces statuts sont brefs et nets, dis-je.

-Nous estimons qu'ils suffisent, car un mouvement comme le notre ne vaut que par l'esprit qui l'anime, et nous savons tres bien ce que nous voulons. A notre premiere reunion, par exemple, nous avons etudie, parmi les oeuvres envoyees ici par la Federation francaise des Artistes Mobilises, quelles seraient les premieres oeuvres offertes par notre Comite.  Nous nous sommes mis d'accord pour offrir des oeuvres de Bernard Boutet de Monvel, Jacques Simon, Jacques Brissaud, Marty, Grassin, Guillaume Dulac, Lepape, Boucart, Jean de Gaigneron, Tranchant, Jeanne Itasse, etc. Je vous ferai voir, un autre jour, ces oeuvres. Vous constaterez que, dans n'importe quel musee d'Amerique, ces oeuvres representeront dignement les facultes d'ordre, de mesure, d'equilibre, de gout et le don de la couleur qui ont fait de l'ecole francaise la premiere ecole de peinture du monde.  Je vous disais que notre art francais moderne est quasiment inconnu aux Etats-Unis, mais dans n'importe quelle ville ou nous placerons "Les Orphelines", de Bernard Boutet de Monvel, les citoyens de cette ville qui frequentent le musee seront forces d'avoir une idee exacte, precise et sensible a la fois de ce qu'est la vie des toutes petites et vieilles villes de la province francaise; la ou sera la "Vallee de la Regaia", de Jacques Simon, on sera oblige de penser non seulement que la plaine autour d'Alger est un des plus riches et des plus fertiles pays du monde, mais encore que nous
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avons aujourd'hui un peintre dont les qualites de large equilibre, de composition, de mesure font a la fois penser au Poussin et a Virgile, et que le genie francais n'a point dechu.

"Voyez-vous, mon cher confrere, je suis enthousiaste de cette oeuvre, non point parce que j'y devoue une part de mon temps, non point parce que d'excellents esprits ont cherche a m'en decourager en me disant qu'il fallait faire tres grand -- trop grand peut-etre -- si l'on voulait faire de l'impression sur les Americains, lesquels sont tres bien capables de comprendre sans qu'on leur apporte du premier coup trois mille tableaux francais peints par des gens qui etaient celebres il y a vingt ans; mais parce que je vois deja le resultat poindre, et que tout resultat est quelque chose d'effectif. Je suis un professeur de philosophie, comme point de depart dans la vie, et j'ai lu dans le philosophe francais Cournot que seuls les sots pensaient qu'il n'y avait qu'une cause a chaque effet, dans les chaines d'effets et de cause qui constituent la vie.  Je ne dis pas que notre entreprise actuelle suffise a elle seule a faire connaitre notre art moderne francais en Amerique; mais nous faisons quelque chose, nous aurons une influence; et cela nous suffit.

-Vous esperez que votre Comite va se developper?

-J'en suis certain. Les Francais et Canadiens-Francais d'Amerique peuvent se joindre a nous; les Americains amis de la France egalement, et vous savez combien ils sont nombreux et devoues; les societes francaises de ce pays et les societes franco-americaines peuvent suivre l'exemple de l'Alliance francaise d'Ottawa et offrir une oeuvre au musee de leur ville...

-Le donateur peut choisir le musee auquel il offrira une oeuvre?

-Certes oui. Car nous connaissons le patriotisme urbain qui est si developpe aux Etats-Unis et au Canada, et nous tenons a nous mettre d'accord avec un sentiment aussi respectable: il ne suffit pas, d'ailleurs, que l'art francais moderne soit connu a New-York; il faut qu'il le soit dans cinquante et cent villes de l'Amerique du Nord. C'est a ce prix seulement que nos artistes serviront a la fois l'expansion du genie francais et le developpement de la culture artistique sur ce continent. Car les artistes modernes americains ont presque autant d'interet que les notres a cette diffusion d'oeuvres d'art moderne. Pour que le grand public s'interesse a la peinture contemporaine, par exemple, il faut qu'il ait l'oeil eduque. Cette education de l'oeil et du gout est encore a faire dans quantite de villes de ce continent. En repandant des oeuvres de nos artistes francais contemporains, nous apprendrons au public americain l'etat actuel de la peinture et de la sculpture dans le monde moderne.

-Defendez-vous les ecoles les plus avancees?

-Cela depend d'abord de ce que l'on appelle "avance". Si l'on appelle "avance" et "anarchiste" tout ce quie n'est pas l'art de Bouguereau, Cabanel, Cormon et Gerome, il est evident que la quasi totalite des peintres francais vivants est anarchiste et avancee. Mais je ne suis pas non plus partisan des exces qui deconcerteraient le public americain, et qui ne sont souvent que des outrances passageres, naturelles dans les capitales ou l'on travaille a l'eternel mouvement de recherche et de creation de l'art vivant, et destinees a un rapide oubli dans l'esprit meme de ceux qui imaginerent, lancerent ces extravagances d'un jour ou en firent des eloges lyriques dans des revues d'avant-garde. Je suis un esprit modere: je commence a connaitre l'Amerique du Nord: je vois quels sont les premiers trous a combler et je m'emploie d'abord a faire connaitre dans ce pays la partie la plus equilibree de notre art francais moderne. C'est la besogne du moment, et, comme le disait M. Constans, dans la vie comme en politique, il faut avoir la sagesse de ne pas chercher a prevoir trop loin. Si vous trouvez notre effort utile, parlez-en, recommandez-le, et soyez remercie a l'avance pour tout ce que vous ferez en faveur de nos artistes et de l'art francais."

Et M. Louis Thomas commenca a me parler d'autre chose, du probleme des reparations et de la dette allemande, qui est la clef de voute de la solidite du credit de la France. Car M. Louis Thomas ne s'interesse pas qu'aux beaux-arts. Et il vient de le montrer dans une tournee de conferences qu'il a faite au Canada, et dans lesquelles il montrait aux Canadiens la situation actuelle avec cette energique franchise qui a fait, depuis des annees, dans la presse francaise, sa reputation comme polemiste et homme d'action.

F. Guego.
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